09.02.2017

"Souveraineté numérique : passer du discours aux actes" par Catherine Morin-Desailly

Certains candidats à l’élection présidentielle ont évoqué le risque pour la France et l’Europe de devenir des « colonies numériques » de deux autres continents. Si l’on peut se réjouir que la campagne soit l’occasion d’évoquer la question de notre souveraineté numérique, rares ont été jusqu’ici ceux qui en ont exposé les enjeux, et plus rares encore ceux qui ont avancé des solutions pour faire pièce aux géants technologiques américains et asiatiques.

Face à des technologies numériques dont le potentiel de transformation est loin d’être épuisé, les perspectives de progrès sont aussi grandes que les craintes. En matière d’emploi ou de fondements de nos économies, de nos cultures et de nos systèmes politiques, on constate une morne résignation.

Le récent départ vers Google du directeur général de l’Arcep (le régulateur français des communications électroniques) est le dernier et inquiétant symbole de l’incapacité de nos dirigeants à faire face aux défis politiques, industriels et juridiques des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon)…

Dans le même temps, l’intense lobbying déployé par ces mêmes GAFA à Bruxelles permet de mieux comprendre pourquoi la NSA (Agence nationale de sécurité américaine) a focalisé ses écoutes sur les fonctionnaires européens chargés de la concurrence !

Nous devons être lucides

Les révélations d’Edward Snowden – qui fut un collaborateur de la NSA – et l’ingérence d’une puissance étrangère dans le processus électoral américain nous interdisent toutes formes de naïveté. Nous devons être lucides sur les mesures à prendre pour protéger les données des citoyens et de nos entreprises. La défense de notre souveraineté numérique doit d’abord s’accompagner d’une stratégie de développement industriel de ces technologies, défensive mais aussi offensive.

Les entreprises extra-européennes ont profité, souvent légalement, de la disparité des régimes fiscaux européens ; l’harmonisation post-Brexit de ces régimes doit devenir une priorité de nos gouvernements. Mais la lutte contre l’optimisation fiscale des GAFA ne suffit pas : nous devons aussi aider les entreprises de ces secteurs à se développer en Europe, et en particulier aider les PME à grossir et à devenir des acteurs internationaux.

Si ce n’est bien entendu pas à l’Etat de créer ces technologies, il doit en accompagner les acteurs en orientant ses marchés vers les PME innovantes dans les secteurs stratégiques comme la santé connectée, l’énergie, la maîtrise de l’environnement, les transports. Il convient aussi d’aider les entreprises européennes à développer les outils cryptographiques (en particulier les crypto-monnaies), fer de lance des nouvelles vagues d’ubérisation dans la banque et l’assurance.

Politiques volontaristes

Nous assistons à une véritable hémorragie des talents et des start-up rachetés par des groupes américains ou asiatiques. Les accords régulièrement passés par le gouvernement avec les géants de ces technologies sont autant de signaux négatifs.

Ils correspondent parfois à de véritables abandons de souveraineté, comme le partenariat entre l’Etat et l’américain Cisco pour la formation des ingénieurs réseaux des administrations, ou encore les accords des ministères de l’éducation et de la défense avec Microsoft, et plus récemment le financement par Google de la Grande Ecole du numérique.

Il convient de rappeler que toutes les nations qui ont développé des écosystèmes technologiques puissants l’ont fait grâce à des politiques volonta­ristes. Le Small Business Act de 1953 a permis aux PME américaines innovantes d’obtenir d’emblée des contrats fédéraux ou locaux. Ces mécanismes d’achats et d’aides publiques intelligentes sont à l’origine des plus grandes réussites américaines, comme celle d’Elon Musk avec Tesla.

Ces géants technologiques se sont aussi développés grâce à des exemptions fiscales et des aides gouvernementales. Comme le résume l’économiste américaine Mariana Mazzucato, « il n’y a pas une seule des technologies-clés de l’iPhone qui n’ait été à un moment ou un autre subventionnée par l’Etat américain… ».

Des enjeux stratégiques

Plutôt que des grands plans industriels souvent inefficaces qui se résument souvent à du « saupoudrage » au bénéfice des grands groupes, l’Etat doit se concentrer sur le développement de nouveaux géants technologiques.

Certaines mesures peuvent être prises à coût zéro. C’est le cas lorsque les autorités allemandes associent cybersécurité et développement industriel en imposant aux sociétés américaines de créer des data centers sur le territoire européen plutôt que d’accepter le transfert des données et de l’expertise sur leur traitement aux Etats-Unis.

Ces décisions sont d’autant plus importantes au moment où l’administration Trump exclut les données personnelles des « non-citoyens américains » de toute forme de protection juridique. Mais c’est l’inverse qui a prévalu lorsque la Commission européenne a accepté que l’autorité de contrôle de l’accord transatlantique sur le transfert des données des citoyens et des entreprises européennes (« Privacy Shield ») soit installée aux Etats-Unis, alors que le traitement en masse des données et les algorithmes de l’intelligence artificielle sont devenus des enjeux stratégiques pour notre économie et notre défense.

L’ensemble des instruments de l’Etat, tant industriels que juridiques, fiscaux et diplomatiques, doivent être activés et coordonnés au profit d’une politique industrielle française et européenne des technologies. Jamais il n’a été plus urgent de reprendre en main notre destin numérique !

 

Publiée dans Le Monde 

 

 

 

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