Prendre son petit-déjeuner sur sa terrasse et regarder son voisin du même âge partir au travail pendant encore dix ans... Oui, prendre sa retraite sereinement à 57, 55 ou 52 ans est une vraie différence quand son voisin doit attendre pour une même carrière, une même pénibilité… Stop : attention fragile, le sujet est sensible.
Dans les discussions sans fin autour de la nécessaire réforme des retraites revient sans cesse le nombre incalculable de régimes différents. Impossible d'y voir clair. Traiter de manière exhaustive ces régimes très spéciaux, leur nombre, leurs conditions et avantages particuliers sollicite une compétence de documentaliste.
Prenons la question de la pénibilité au travail. Elle est de celles qui enflamment les conversations: tout le monde s'accorde à trouver le sujet central. Mais difficile en revanche de tomber d’accord sur ce qu’est réellement la pénibilité: il y a pénible et pénible. Et manifestement, cette conception diffère étrangement que l’on travaille dans la fonction publique ou dans le secteur privé.
Une question de statuts
Prenons le métier de grutier: une profession difficile, exposée à de véritables risques, et qui ne se contente pas d’horaires de bureau. Ces professionnels ont les yeux rivés sur la météo à chaque instant, non pour prévoir leurs week-ends en famille, mais plutôt pour s’assurer que le vent ne dépassera pas 72 km/h quand ils seront perchés dans leur cabine à tutoyer le vide.
Un grutier devrait logiquement en valoir un autre: technicien, courageux et dur à la tâche, sa retraite sera bien méritée. Eh bien, détrompez-vous! Celui qui aura été grutier sous statut dans un dock pourra partir trois ans plus tôt qu’un grutier qui aura travaillé pour une entreprise privée.
Et encore, il ne s’agit pas là d’un régime spécial à proprement parler. Il s’agit de négociations menées farouchement par les dockers, lesquels ont obtenu gain de cause voilà deux ans. Résultat: un grutier qui travaille pour une entreprise de BTP gagne moins et travaille plus longtemps qu’un grutier docker. De la même façon, un électricien du privé ne bénéficie pas des mêmes avantages qu’un salarié EDF dont le nombre fait d'eux des salariés et retraités choyés.
Sentiment d'urgence
Ces différences de traitement entretiennent un clivage, nourrissent un sentiment d’injustice, encore accentués en période de crise où l’effort est demandé à chacun, mais consentis par certains seulement.
Il est vrai que ces fameux régimes ont déjà été revus à deux reprises pour les rapprocher du régime général. Sauf que les deux réformes des régimes spéciaux des entreprises publiques (EDF, GDF, SNCF, RATP) et des établissements publics (Parlement, Banque de France, Opéra de Paris), mises en œuvre non sans mal ces dix dernières années, n’ont pas du tout eu l’impact espéré pour atteindre les fameux équilibres financiers.
En septembre 2012, la Cour des comptes a même souligné «l’aspect symbolique de ces réformes», amoindries par les «contreparties coûteuses» consenties lors des négociations. Les subventions de l'État pour équilibrer les comptes des caisses de retraite de la SNCF et de la RATP, par exemple, dépassent 90 milliards d'euros sur 40 ans.
Que les pensions de certains salariés correspondent à 75% de leur dernier salaire, que le départ à la retraite puisse être avancé à 57 ans (sans oublier les «avantages maison» conservés après la cessation d’activité) a du mal à être accepté par nombre de salariés du privé, notamment des PME, qui eux doivent «gagner plus» durant 25 années. Comme si ceux-là déméritaient… Si je me contemple, je me console, et si je me compare, je me désole un petit peu plus: voilà de quoi remonter le moral des ménages!
Une remise à plat est urgente
Une remise à plat générale et sincère, qui tende à une équité entre public et privé, est urgente. Pour les salariés comme pour les entreprises, y compris l'Etat employeur.
Davantage de transparence permettrait de rétablir une confiance nécessaire pour traiter la question des retraites et l'inscrire dans la durée. Les jeunes comprendraient enfin pourquoi et pour qui ils contribuent, les seniors au travail ne seraient pas tentés d'anticiper leur départ à la retraite redoutant de nouvelles conditions tous les 3 ans au gré des négociations. Il y a un temps pour la concertation, un autre pour la négociation, puis vient celui de la décision, elle appartient au législateur.
Espérons que lorsqu’ils s’attaqueront enfin à ce chantier d’ampleur, les responsables politiques sauront réconcilier les Français pour que chacun se sente enfin respecté à sa juste valeur, et récompensé pour son juste labeur.
Muriel Boulmier