Tribune parue dans Le Huffington Post
La Constitution de la Ve République fête ses 55 ans. Chacun s'en réjouit tant elle a amené de la stabilité à des institutions et à une vie politique qui en manquaient au plus haut point. Dans quelques semaines à peine, en revanche, je ne sais pas si certains célèbreront les 51 ans de la révision constitutionnelle consacrant l'élection du président de la République au suffrage universel, mais, pour ma part, je ne serai pas de cet anniversaire.
Je sais qu'il n'est pas politiquement correct de dire cela, tant reste puissant l'attachement des Français à cette élection, mais mon opinion est que l'élection présidentielle est devenue, septennat après septennat, quinquennat après quinquennat, un échec patent au regard des ambitions initiales des constituants et surtout un véritable drame pour la démocratie française.
Il n'est pas inutile de rappeler que notre constitution d'origine n'avait pas intégré cette onction du suffrage universel au bénéfice du chef de l'État. Les rédacteurs de la nouvelle constitution respectant en cela les engagements pris devant les parlementaires et les différents partis qui redoutaient que pût s'installer une nouvelle forme de dictature, c'est un large collège de 80 000 grands électeurs, et non le peuple français dans son ensemble, qui le 21 décembre 1958 avec 78,5% des voix portait le général de Gaulle à la magistrature suprême.
Chacun connait la suite -la présidentialisation très forte du régime du fait de la crise algérienne, l'attentat manqué d'un rien contre le Général au Petit-Clamart, le déclin d'un parti communiste devenu en incapacité de faire élire un candidat-et donc la proposition faite aux Français par référendum d'élire leur Président de la République au suffrage universel. On a oublié aujourd'hui le tollé que cette décision suscita à l'époque dans la classe politique. Monnerville, le président du Sénat, évoqua une "forfaiture", Guy Mollet, le leader des socialistes, un "régime à la Salazar", et le centriste Lecanuet un "régime personnel". On ne les écouta pas, mettant sur le compte d'un antigaullisme primaire leur opposition, et je crois, à la lumière des évolutions de notre système, que l'on eut bien tort de ne pas le faire dans les mots de Jean Lecanuet.
Les partisans de la révision constitutionnelle expliquaient alors que l'élection au suffrage universel direct serait un progrès démocratique. On sait aujourd'hui qu'elle est en réalité un facteur puissant de concentration des pouvoirs et donc de régression démocratique. La concentration des pouvoirs conduit à toutes les dérives, aux nominations les plus contestables, aux connivences les plus détestables, tout ce que l'on a découvert une fois de de plus dans les affaires Cahuzac ou Tapie. Elle génère auprès du président une cour de "conseillers- technocrates" qui se figure très vite un gouvernement bis ; des hommes et des femmes de l'ombre, irresponsables politiquement et uniquement préoccupés à satisfaire le moindre froncement de sourcils du Prince.
Les partisans de ce mode d'élection directe revendiquaient aussi l'efficacité qu'il permettrait pour le gouvernement de la France. Ce fut vrai au moment de la guerre d'Algérie et pour mener à bien la décolonisation. Ce fut sans doute vrai aussi pour achever la modernisation de notre pays encore qu'elle doit à la IVe république autant sinon plus. En tous cas, il est sûr qu'aujourd'hui l'efficacité n'est plus au rendez-vous. La fonction présidentielle est devenue une illusion d'efficacité et une réalité de médiocrité. Illusion d'efficacité parce que ces bataillons de préfets, de recteurs, de directeurs d'administration le petit doigt sur la couture du pantalon, prêts à réagir nuit et jour aux décisions présidentielles ne produisent plus que quelques clapotis sur l'océan de la mondialisation. Notre système de gouvernance publique, en faisant tout reposer sur l'homme providentiel, ou demain la femme providentielle, n'est plus adapté au monde nouveau, horizontal, partenarial, multipolaire, celui des réseaux et du mode projet. Vous imaginez L'Oréal, BNP Paribas ou Total qui aurait gardé la même organisation à leur tête depuis 1958 !
On nous expliquait aussi hier que l'élection présidentielle au suffrage universel direct était la garantie d'un président au-dessus des partis, un président arbitre délaissant le quotidien pour veiller uniquement aux sujets essentiels. Nous en sommes loin. La réalité est que ce président est non seulement le chef de l'État, mais aussi le chef du gouvernement, le chef du parti majoritaire, un "chef de tout" régissant les moindres détails de la vie gouvernementale, parlementaire et partisane. Imagine-t-on le général de Gaulle recevant à l'Élysée sa majorité au grand complet ?
Septennat après septennat, quinquennat après quinquennat, cette élection a rendu "dingo" le monde politique français, l'a plongé dans une sorte de catharsis, ce phénomène de libération des passions que décrivait Aristote et qui se produit chez les spectateurs lors de la représentation d'une tragédie. La présidentielle n'est plus une élection : elle est devenue une obsession. Tellement, même, que le soir de l'élection présidentielle, la classe politique a déjà les yeux braqués sur l'élection suivante. Ce phénomène a été amplifié par l'instauration du quinquennat (qui a réduit aux acquêts les élections législatives) ainsi que par la pratique des primaires qui conduit les partis politiques à n'être plus qu'une addition d' écuries présidentielles. Les primaires deviennent l'élection présidentielle du pauvre, une compétition à laquelle tout le monde peut participer ; ce qui renforce encore un peu plus l'obsession.
Mais surtout, et c'est probablement cela le plus grave s'agissant de l'intérêt général et de notre capacité à mener les réformes qu'impose la mondialisation des économies, l'élection présidentielle empêche la construction d'un projet collectif capable de rassembler au sein de son parti puis ensuite au-delà de son propre parti pour bâtir un programme de gouvernement sur les bases politiques les plus larges possibles.
Regardons par exemple ce qui se passe en Allemagne où les programmes politiques de chaque formation sont déjà conçus pour pouvoir construire des coalitions au lendemain de l'élection. C'est tout le contraire de ce qui se passe en France où chaque candidat et chaque écurie cultivent au contraire son égo et sa différence juste pour pouvoir justifier son existence politique. C'est ainsi que l'on parvient à des propositions démagogiques et irréalisables jetées à la va-vite dans les medias. Souvenons-vous de la taxe à 75% ou des 50 000 enseignants de plus annoncés par François Hollande dans une impréparation totale. L'élection présidentielle au suffrage universel fait naître chez nos compatriotes un espoir immense, lequel est bien entendu immédiatement déçu compte tenu de l'impéritie des programmes. Voilà qui nourrit chaque fois un peu plus les extrêmes qui contestent le régime lui-même.
Voilà pourquoi je souhaite que nous revenions à l'esprit parlementaire de la constitution de 1958 avec un président arbitre qui ne soit plus élu au suffrage universel direct mais désigné par un collège de grands électeurs - les élus locaux ? - et un premier ministre qui soit le vrai chef du gouvernement et le dépositaire de la collégialité gouvernementale. La démocratie française se rapprocherait ainsi des grandes démocraties parlementaires européennes et conjuguerait à nouveau stabilité et efficacité.