Emmanuel Dupuy, secrétaire national Les Centristes en charge des relations internationales, nous livre son analyse sur l'avenir géopolitique et géoéconomique de notre système globalisé après la crise sanitaire mondiale.
Un avant et un après Coronavirus sur le plan géopolitique et géoéconomique : l’avenir du multilatéralisme et celui de l’Europe est-il en péril ?
Il y a aura, bien évidemment, un avant et un après la pandémie du Coronavirus. Aucune région du monde n’est épargnée. La crise aura de graves répercussions, de nature diverse. Elles viendront nous frapper par vagues successives et parfois simultanément. Ainsi, une gravissime récession économique va s’ajouter à la crise sanitaire qui pourrait encore faire plusieurs centaines de milliers de morts - en date du 6 avril, plus de 70 000 personnes sont mortes des suites du Covid-19 et plus de 1,3 million de cas ont été recensés, selon l’université Johns Hopkins.
Après la pandémie, l’endémie économique ?
La banque d’investissements américaine Goldman Sachs estime que la croissance mondiale devrait être affectée à hauteur de 1 à 2 points de réduction, amenant celle-ci en dessous du seuil de récession de l’économie mondiale, soit 2,5 %. Il en ira de même au niveau européen, avec une contraction du PIB réel de 1 % au premier trimestre 2020 et de 3 % au second trimestre 2020. Le Commissaire européen chargé du marché intérieur, Thierry Breton, va, quant à lui, jusqu'à prédire la contraction de 2 à 2,5% de point de croissance[1]. Le RIB des 19 États appartenant à l’Eurozone devrait ainsi chuter de 24 % (au cours du second semestre 2020), selon la Deutsche Bank.
Dans un siècle, quand on se penchera sur cette triste période, on en conclura que l’Europe s’est suicidée sciemment économiquement et diplomatiquement. De leur côté, la Chine et les États-Unis en ont profité pour accélérer une « parité stratégique » dans la gestion des affaires internationales. Celle-ci adviendra plus rapidement qu’initialement prévue, en 2030-2032. Mi-mars, le recours au rachat massif des bons du trésor autorisé par la Réserve fédérale des États-Unis (FED) pour un montant de 500 milliards de dollars, s’est accompagné de 200 Md$ de titres hypothécaires[2]. La Chine et les États-Unis confirment ainsi leur interdépendance en recourant de concert à une stratégie de soutien aux ménages et aux entreprises en favorisant des taux directeurs de leur banques centrales respectives proches de zéro.
La fin du multilatéralisme occidental ?
De facto, cette crise annonce la « mort cérébrale » d’une certaine forme de multilatéralisme débridé, sans suffisamment de contrôle ni de régulation. Les récentes téléconférences du G7 et du G20 n’ont pas été très concluantes, nonobstant une nécessaire solidarité financière planétaire (5 000 Md$ au niveau du G20, 1 000 Md$ au niveau du Fonds d’urgence du FMI ou encore les 50 Md$ prévus par le FMI dans le cadre du programme « anti Covid-19 pour l’Afrique », et enfin, les 750 Md$ d’euros au titre du plan de la Banque centrale européenne pour racheter la dette privée et publique).
Certains, à l’instar de Thierry Breton, évoquent la nécessité d’aller plus loin en créant un fonds industriel de relance européen[3]. La France proposerait ainsi que ce « fonds corona » d’émission de dette puisse représenter jusqu'à 3% du PIB européen sur une période de cinq ans (soit 420 Md$ d’euros), et ce, afin de soutenir les pays les plus impactés par la crise économique liée à la pandémie, notamment l’Italie et l’Espagne[4].
Néanmoins, toutes ces mesures financières n’auront réussi in fine qu’à mettre à nu une césure de plus en plus évidente entre les États-Unis et l’Union européenne.
En réponse, si l’Europe si elle n’est pas solidaire, elle ne sera plus !
La « dé-occidentalisation » des relations internationales est désormais solidement installée. Jacques Attali ne dit pas autre chose quand il appelle de ses vœux un « gouvernement mondial » capable de faire front à des crises d’ampleur équivalentes pour répondre à l’avenir à des crises qui nécessitent davantage de coordination multilatérale et de coopération régionale[5].
Vladimir Poutine appelle, quant à lui, à la tenue, de manière régulière des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies (le P5 : États-Unis, Russie, Chine, Grande-Bretagne et France). Donald Trump et Emmanuel Macron rivalisent d’incantations dans la mobilisation imminente du P5…
D'autres incitent à élargir au G30 - groupe consultatif regroupant le G20 et les 10 économies au seuil de l’émergence économique (à l’instar de la Malaisie, de la Thaïlande, du Nigeria, du Chili…) - la régulation économique et diplomatique qui se fait actuellement péniblement au niveau du G7, alors que ni la Russie, ni l’Inde et la Chine n’y siègent et pas davantage au sein du G20, insuffisamment inclusif des nouvelles Nations émergentes.
Dans cette période particulièrement anxiogène et incertaine, de nouvelles formes de solidarités émergent. Les Turcs, avant de déclarer la nationalisation de la production de masques, en ont livré aux Italiens. Les Russes, Chinois et Cubains viennent aussi en aide à l’Europe, et notamment à l’Italie, démontrant le hiatus grandissant entre une UE incantatoire et des partenaires géopolitiques plus prompts à répondre à l’appel de détresse de Rome, et surtout à le faire savoir, inventant ainsi une nouvelle forme de soft power sanitaire. Ainsi, le 14 mars, un avion de la Croix-Rouge chinoise se posait à Rome, avec à son bord médecins, respirateurs pulmonaires, masques et combinaison de protection, et kits de tests. Le 22 mars, Russes et Cubains suivaient.
Cette réalité géopolitique d’un Occident en déclin, de relations transatlantiques refroidies, et de puissances communicantes désireuses de redorer leur blason doit nous amener à nous interroger sur notre vision de l’ordre international et de la coopération européenne.
Une « orientalisation » des relations internationales que cette crise révèle…
En se penchant sur cette singulière période, où plus de la moitié de l’humanité est aujourd'hui confinée, force est de constater que la pandémie du Covid-19 met en exergue les principales faiblesses de nos sociétés occidentales. On pense ici notamment à l’individualisme forcené, l’absence d’intérêt général, l’incapacité à anticiper les risques, le manque de coordination administrative, la lente dissolution de l’État et de la puissance publique, la mort clinique de l’UE, incapable de répondre, avec efficacité, empathie et rapidité, à l’appel de détresse de l’Italie, le faible investissement dans la technologie et le refus d’utiliser l’IA pour diagnostiquer les cas de personnes atteintes.
Les réflexes de sociétés plus résilientes, liés à une psychologie collective plus affirmée en Asie - à Singapour, à Taïwan, en Corée du Sud, à Hong-Kong, et en Chine - ont montré les différences d’approches culturelles pour faire face à la pandémie. Il est vrai que cette réalité sociétale consubstantielle d’un contrôle assumé plus strict des populations se fait aux dépens de libertés individuelles que nous ne sommes pas prêts à vouloir sacrifier en Europe. Cette question catégoriquement tranchée avant la pandémie le sera-t-elle encore après les effets psychologiques dévastateurs d’un confinement auquel nos sociétés n’étaient pas préparées ?
Nul doute, cependant, que les gestes et mesures barrières (port du masque, strict respect des mesures de confinement, dépistage biologique systématique), réflexes acquis de sociétés habituées à la « verticalité » et à la « centralité » du pouvoir, se sont montrés efficaces contre le Covid-19.
Certes, nous vivons aujourd'hui dans un monde hyperglobalisé, mais insuffisamment régulé et en manque de solidarité collective ; la crise du coronavirus en est un des symptômes les plus patents. Le chercheur et spécialiste des relations internationales Bertrand Badie[6] a certes eu raison de rappeler qu’« il n’y a d’intérêt que collectif, de bien que commun », mais il aurait dû ajouter que cette crise, sans égale dans son ampleur, au vingtième siècle, aura singulièrement remis la puissance publique en avant et aura rappelé la prégnance de l’État à faire face à ce type de crise globale.
L’interdépendance devient alors facteur de faiblesse lorsqu'un dangereux virus se déplace par-delà les frontières, mais elle peut devenir facteur de force, si nous acceptons de coopérer et de nous entraider.
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Force est néanmoins de constater que l’échec du Conseil européen du 26 mars, par manque de solidarité financière avec l’Italie, confirme qu’en absence d’une gouvernance globale plus équilibrée et d’une solidarité plus empathique, le multilatéralisme aura vécu.
L’Union européenne, aujourd'hui à la peine et incapable de parler d’une seule voix, doit donc se transcender en ces temps de crise exceptionnelle. Elle doit être unie et efficace. Elle doit surtout, se donner les indispensables moyens de devenir ce qu’elle ambitionne d’être : un exemple de gouvernance plus globale, et plus solidaire, sinon elle ne sera plus !
Emmanuel Dupuy,
Secrétaire national Les Centristes en charge des relations internationales,
Président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).
[1] « Coronavirus : l’UE anticipe une récession sur 2020, prévient Thierry Breton, AFP, 16 mars 2020 (https://www.challenges.fr/economie/coronavirus-l-ue-anticipe-une-recessi...
[2] « La FED procède à une offre supplémentaire de 500 milliards sur le marché monétaire », Le Figaro, 17 mars 2020 (www.lefigaro.fr/flash-eco/la-fed-procede-a-une-offre-supplementaire-de-5...).
[3] www.capital.fr/entreprises-marches/thierry-breton-juge-indispensable-un-...
[4] https://www.euractiv.fr/section/avenir-de-l-ue/news/france-proposes-a-fu...
[5] Jacques Attali, « Demain, qui gouvernera le monde ? » éditions Pluriel - Fayard, 2012
http://www.attali.com/societe/changer-par-precaution/
[6] Bertrand Badie, « L’hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination mondiale », éditions Odile Jacob, 2019.