11.03.2018

Le numérique, outil de la transformation numérique culturelle par Catherine Morin-Desailly

La révolution numérique entre liberté et absolutisme

par Catherine Morin-Desailly, sénatrice de Seine-Maritime, Présidente de la Commission de la Culture, de l'Education et de la Communication

(Tribune parue dans France Forum)

Le numérique est une révolution technologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité. En l’espace d’une génération, il a bouleversé nos vies et nos activités, allant même jusqu’à changer notre vision du monde. Il est devenu l’épine dorsale de nos sociétés, ainsi qu’un levier majeur de transformation économique, sociale et culturelle. C’est une technologie encore jeune dont la puissance transformatrice est loin d’avoir achevé son déploiement et connaît, au contraire, une accélération : en 2020, la planète devrait compter 2 milliards d’internautes supplémentaires, dont plus de 90 % proviendront des pays hors OCDE. 1,4 milliard de terminaux étaient connectés à Internet à la fin de l’année 2012. Ils devraient être 14 milliards en 2022 !

Ces chiffres ne doivent pas masquer les inégalités d’accès et d’usage, dans un monde où le numérique est omniprésent. Il existe, certes, dans l’appropriation 

de l’Internet des différences générationnelles, mais aussi des disparités géographiques et socio-éducatives. L’enjeu est bien de ne laisser personne à l’écart du phénomène d’acculturation car l’Internet offre de nouvelles perspectives, rendues possibles par de nouvelles pratiques.

L’INTERNET OMNIPRÉSENT. L’Internet constitue une révolution permanente, en témoignent les incessantes innovations technologiques, la démultiplication des écrans, les nouvelles platesformes et applications générant toujours plus de services et de contenus ou encore la créativité sociale et l’extension des pratiques qu’il engendre. 

Le télégraphe, le téléphone ou la télévision se sont développés à très grande échelle sans que les structures sociales en aient été bouleversées. Avec l’Internet, la transformation est d’une tout autre nature. Il est, en effet, à l’origine d’une fusion des techniques de communication. L’arrivée du Web interactif et participatif 2.0 permet à la fois d’accéder aux oeuvres, aux produits des industries culturelles, aux programmes de télévision et de radio, de diffuser et de partager ses propres images, textes ou musiques, de créer ensemble. Le découpage par domaines ou par filières est rendu en partie caduc par la diffusion de la culture numérique, au sein de laquelle textes, images et musiques sont souvent imbriqués. La distinction entre amateurs et professionnels devient plus incertaine. En outre, la cohérence des activités culturelles, ces dernières étant, en général, étroitement associées à un support physique et à un lieu (la télévision dans le salon, les oeuvres dans les musées...), se trouve chamboulée par la numérisation et la généralisation des appareils nomades. Le temps des disques, des vHS, est désormais révolu. La dématérialisation touche également le livre et la presse. Rares sont, aujourd’hui, les pratiques culturelles qui se résument à l’équation « une activité-un lieu-un média ». 

Pour autant, et c’est heureux, alors que les sollicitations d’ordre culturel n’ont cessé de se démultiplier, les citoyens n’ont jamais cessé de fréquenter les lieux artistiques et culturels. Ce qui tend à prouver que l’Internet n’a pas vocation à tuer les théâtres, les musées, les cinémas ou les salles de concerts ! 

Même si, avec le numérique et la polyvalence des terminaux à présent disponibles, la plupart des pratiques culturelles convergent vers les écrans : écoute de musique, lecture, visioguide dans les musées, etc. De nos jours, tout est potentiellement visualisable sur un écran et accessible via l’Internet. La réalité virtuelle, l’un des exemples les plus frappants de l’interpénétration du numérique et de la culture, s’applique, aujourd’hui, principalement aux jeux vidéo ou aux applications vidéo ; elle permettra, demain, de visiter un musée sans sortir de chez soi. 

METTRE EN PLACE UNE STRATÉGIE VIGOUREUSE. Le numérique, c’est également un potentiel d’innovation artistique et culturelle, la possibilité de nouveaux formats, de collaborations inédites, un enrichissement de la création. Dans le domaine des arts visuels, musicaux et sonores, l’innovation et l’élargissement des langages, de même que leur hybridation avec les arts vivants du cirque, de la danse contemporaine ou encore du théâtre, engendrent une nouvelle vitalité de la création. Le plan de numérisation des salles de cinéma entrepris en France – unique en Europe – a permis, non seulement de maintenir un réseau dense, mais aussi d’offrir aux publics des oeuvres d’une qualité exceptionnelle. Les techniques de numérisation des oeuvres permettent, quant à elles, aux bibliothèques et aux services d’archives de fournir de nouveaux services aux abonnés et d’enrichir l’offre culturelle.

Si les perspectives de progrès et de développement culturels qui se dessinent sont grandes, elles pourraient, à terme, s’inverser. La mise en réseau du monde générée par l’Internet repose sur un écosystème de plus en plus monopolistique qui ébranle les modèles économiques sur lesquels repose l’exception culturelle française. Elle a des effets sur l’emploi et, plus globalement, sur le financement de la création, de même que sur la juste redistribution de la valeur ajoutée générée par cette nouvelle économie.

Du fait de l’effet de réseau, l’Internet évolue vers une hypercentralisation au profit de grands acteurs privés qui constituent des silos verticaux. Ces grands acteurs extra-européens défient les Etats, sapant les moyens de l’action publique par l’optimisation fiscale, rivalisant avec les services publics, menaçant leurs modèles économique et culturel. L’Europe est a fortiori largement distancée. Quoique dotée d’opérateurs de télécommunications solides, elle se trouve dépourvue d’acteurs de premier plan aux deux bouts de la chaîne de valeur numérique : les équipementiers et les fournisseurs de contenus et d’applications, également appelés « over the top ». Elle risque ainsi de ne plus avoir accès au savoir et à la connaissance que par la médiation d’acteurs non européens.

Faute d’une stratégie vigoureuse couplée à une vraie politique industrielle, permettant tout à la fois de changer les règles européennes de la concurrence et de développer un écosystème propre, faute d’une politique offensive en matière fiscale, en matière de protection des droits d’auteur et de protection des données des citoyens et des entreprises, faute d’investissements conséquents dans l’intelligence artificielle, l’avenir sera fait de produits culturels formatés, standardisés, affaiblissant la capacité de chaque peuple à se dire et à se représenter. Déjà, l’application des règles du libre-échange dans le domaine de la culture est en passe de provoquer une homogénéisation appauvrissante.

Le formidable potentiel d’accès élargi aux oeuvres, la capacité de soutien à la diversité et la possibilité d’implication des internautes dans un champ culturel qui se réinvente avec leur participation active, risquent de céder la place à un scénario de mise sous contrôle de la culture par des géants qui, à l’instar de Google, n’ont jamais caché vouloir organiser l’information du monde.

Puisque irrévocablement promis à cette cyber-civilisation, l’enjeu demeure le combat pour l’exception culturelle et l’urgence, la formation au numérique. Apprendre à maîtriser les outils, les écrans et, surtout, comprendre la manière dont ce nouveau monde fonctionne, qui sont les maîtres du jeu, quels sont les risques potentiels, supposent de développer une appropriation citoyenne, une culture des choix technologiques permettant aux dirigeants de prendre les bonnes décisions et de mener les bons combats ! 

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