Notre pays entre dans son troisième mois de manifestations hostiles au projet de loi « travail » sans que l'on sache clairement quelle sera l'issue de ce conflit. Ce que l’on sait par contre clairement maintenant, c’est que le gouvernement a renoncé à construire, sinon un consensus, au moins un compromis avec toutes les forces vives de la nation et qu’il a choisi la voie d’un double conflit social d’abord et politique enfin. Risqué, très risqué.
Conflit social majeur puisqu’il oppose frontalement le gouvernement d’une part et sept syndicats d’autre part, dont notamment le premier d’entre eux la CGT. Ce conflit va se dérouler sous nos yeux pendant tout le mois de Juin. Il est à hauts risques compte tenu du calendrier (Euro de foot ….) et de la détermination de la CGT, en guerre ouverte avec le gouvernement à cette occasion, qui y jette toutes ses forces – notamment dans les secteurs où son pouvoir de nuisance est fort (transports, énergies …). C’est un échec majeur pour le gouvernement de ne pas avoir su construire une alliance capable de porter positivement ce texte.
Mais conflit politique également que l’on a tendance à sous-estimer. Le gouvernement impose son texte sans majorité parlementaire pour l’adopter. Il n’a pu le faire passer en première lecture à l’Assemblée nationale qu’à l’aide du 49-3 et en frisant la correctionnelle lors des motions de censure qui lui sont attachées. Le texte va donc maintenant arriver au Sénat où la majorité de droite va pour l’essentiel le rétablir dans sa version originale avant les allégements successifs concédés aux syndicats. Le constat d’un désaccord entre les deux chambres du Parlement ramènera mécaniquement le projet de loi devant l’Assemblée nationale à la mi-juillet et ce sera, à cet instant précis, l’heure de vérité avec un enchaînement très périlleux pour le gouvernement : à nouveau le 49-3, motion de censure de droite repoussée, puis sans doute motion de gauche de tous les dangers pour le gouvernement.
Voilà l’état des lieux. Essayons ensemble d’analyser cette situation politique quelque peu extraordinaire.
La « loi travail » est une loi importante. Mais c’est loin d’être la loi du siècle et elle ne mérite ni les excès d’honneur de ses partisans, ni les critiques excessives de ses détracteurs. Petit retour en arrière sur son contenu ou plutôt ce qu’il est devenu.
L'article 2, très controversé au sein de la majorité socialiste, consacre la primauté des accords d'entreprise sur les accords de branche en matière d'organisation et de temps de travail. En clair, cet article, au fondement de la loi El Khomri, autorise les entreprises qui signent un accord avec une majorité syndicale à fixer des dispositions moins favorables aux salariés que l'accord de branche. Une telle logique fait hurler la gauche de la gauche, qui y voit une diabolique "inversion de la hiérarchie des normes" censée encourager une course au moins-disant social entre les entreprises.
Or l’accord d’entreprise, cela existe déjà ! Depuis une loi de 2008, l'accord d'entreprise détermine le contingent d'heures supplémentaires, la répartition et l'aménagement des horaires. Toujours depuis 2008, les entreprises peuvent déjà négocier une réduction de la majoration des heures supplémentaires à 10 % contre 25 % ou 50 % en l'absence d'accord.
La seule nouveauté de la loi El Khomri en la matière est de faire sauter le droit de veto qu'avaient jusqu'à présent les branches. Il faut d'ailleurs rappeler que, depuis 2004, l'accord d'entreprise peut déroger à un accord de niveau de branche dans quasiment tous les domaines, excepté en matière de salaire minimum, sauf si la branche en dispose autrement.
Pour faire avaler l'élargissement du rôle des accords d'entreprise, le gouvernement avait dès le départ jugé nécessaire de les faire valider par les syndicats représentant au moins 50 % des suffrages exprimés en faveur des organisations représentatives aux élections professionnelles, contre 30 % des suffrages exprimés dans la législation actuelle. Mais une telle disposition risquait paradoxalement de rendre la conclusion des accords plus difficile !
Il a donc ajouté la possibilité de procéder à un référendum au cas où les syndicats minoritaires signataires d'un accord représentant au moins 30 % des voix le demandaient. Cette disposition est farouchement combattue par la CGT et FO qui y voient un contournement des syndicats.
Là encore, voilà avec un minimum de rigueur, ce qu’est devenue « la grande loi sociale fondatrice » de ce quinquennat. Pas de quoi fouetter un chat, me direz-vous, encore moins de quoi bloquer la France. Et pourtant la France se bloque. Alors mettons les pieds dans le plat et disons clairement qui est responsable de ce blocage, qui fait mal à tant de monde.
Le premier responsable de ce blocage est la CGT dont les méthodes sont inacceptables que ce soit dans les transports, dans l’énergie et ailleurs avec un droit au travail des non-grévistes constamment bafoué.
Rappelons notre position constante sur le respect symétrique dont doivent bénéficier le droit de grève et le droit au travail. On en est loin.
Mais, il faut bien terminer là-dessus : la responsabilité du gouvernement dans le blocage actuel est effrayante. Dans ma chronique, « la France est-elle réformable ? Oui, mais… », j’ai tenté d’analyser les conditions nécessaires pour qu’une réforme soit un succès en France :
- condition de légitimité populaire en faisant explicitement partie du contrat présidentiel,
- condition de la concertation dans leur conception
- et enfin condition d’un calendrier politique favorable au changement
Le projet gouvernemental ne répond à aucune de ces trois exigences.
Ce projet de loi n’a aucune légitimité. Il n’était pas dans le programme présidentiel de François Hollande. Ses partisans sont minoritaires à l’Assemblée nationale et dans l’opinion publique.
La concertation ayant amené à sa conception a été inexistante, notamment avec les partenaires sociaux.
Enfin, on ne peut pas imaginer un calendrier politique plus détestable que celui-là. : projet porté par un Président rejeté par plus de 80% des français à moins d’un an de la nouvelle élection présidentielle.
Une fois bien analysée, il n’est pas étonnant que la France coince et bloque. Reste à imaginer comment on sort de cette vaste pagaille. C’est une toute autre histoire.