26.11.2013

Discussion générale sur la loi de programmation militaire : Intervention d'Hervé Morin

Monsieur le Ministre,

J’avoue que vous avez beaucoup de talent dans la présentation de cette loi de programmation en présentant un texte qui donne le sentiment que rien ne changera, que la Défense est à l’abri d’une période budgétaire compliquée.

Il y a beaucoup de zones d’ombre dans cette loi de programmation, un clair-obscur savamment construit permettant de donner du volume comme l’aurait fait Georges de la Tour  dans une de ses toiles et de donner du relief à une loi de programmation militaire dont la réduction considérable des moyens provoquera de fait des remises en cause très profondes de notre système de forces ; tout cela bien caché comme on cache la poussière sous le tapis quand on ne veut pas vraiment faire le ménage. Car dans cette loi de programmation militaire, son problème : c’est qu’il n’y a pas de choix.

Mais d’ores et déjà nous sommes fixés sur le cadre de la loi de programmation, ce ne sera pas 2019 mais 2017- et cela quel que soit le chef de l’Etat - tant les constructions sont périlleuses, hasardeuses, en quelque sorte un immense jeu de bonneteau. Les quelques manipulations ont déjà été largement décrites, permettez-moi d’en rappeler quelques-unes car elles sont magistrales:

-     Le financement des OPEX qu’on diminue en le justifiant par la réduction de SERVAL et le départ d’Afghanistan, le jour où l’on annonce 1000 hommes en Centre-Afrique et surtout au moment même où on annule des crédits en collectif budgétaire, dans lequel on a ouvert soit disant des crédits au titre des opérations extérieures.

-     Des reports de charge – c’est-à-dire des impayés – qui enflent au point d’atteindre selon mes calculs un peu plus de 3 milliards d’euros en 2014, ce qui obligera la DGA à réguler brutalement ses engagements au cours du premier semestre.

-     Les ressources exceptionnelles qu’on pourrait qualifier d’imaginaires : 6 milliards d’euros, rien que cela, soit près du double de ce qui avait été prévu dans la précédente loi de programmation militaire  que vous dénonciez.

- l’export Rafale - je ne vous en reproche pas la construction, nous avions fait la même chose ! Mais il y aura probablement de vrais problèmes de trésorerie, car il se passe souvent des années entre l’entrée en vigueur d’un contrat et sa signature officielle.

Enfin, votre timidité - pour rester sympathique -  sur la réorganisation du Ministère et sur les recherches d’économies. J’y reviendrai mais le feuilleton sur l’externalisation de l’habillement qui était pourtant un bon moyen de faire des économies en soutenant l’industrie textile française fabriquant en France prouve que les réorganisations risquent de plus porter sur les forces armées que sur le back-office où il y a encore beaucoup à faire.

Voyez-vous, en dépit de toutes ces interrogations qui sont réelles, je ne vous reprocherai pas que le budget de la Défense diminue, parce qu’en réalité il diminue. Ce que je vous reproche, c’est de ne  pas l’assumer. 

La situation de nos comptes publics est grave et nos concitoyens ne comprendraient pas, alors qu’ils sont eux-mêmes matraqués par la « fiscalomanie » du gouvernement, que nous augmentions nos dépenses militaires. 

Je ferai trois reproches politiques de fond sur cette loi de programmation :

Le premier, c’est de vivre dans le déni comme si nous étions encore une puissance militaire globale. Les Français découvrent que les déficits budgétaires accumulés chaque année depuis 1981 finissent par porter atteinte aux fonctions essentielles de l’Etat. Quand on évoque l’endettement et la perte de notre indépendance, on en a ici l’expression la plus violente et la plus brutale, celle qui touche au cœur de l’Etat. 

Non, nous ne sommes plus une puissance militaire globale, et c’est en fait la fin d’une histoire qu’on écrit aujourd’hui au Parlement, car notre capacité d’entrer en premier sur un théâtre d’opération majeure sur un conflit dur n’existe plus. : Non, nous ne sommes plus une Nation cadre pouvant assumer ce rôle avec les britanniques pour l’Europe, dans une opération d’envergure.

Alors oui, présenter une loi de programmation militaire sincère aurait nécessité des choix courageux alors que vous avez tout fait pour préserver les apparences, ce qui empêche la Nation de faire l’effort  de repenser un système de forces cohérentes. Nous aurons comme dans une toile ou un tissu fatigué, des trous capacitaires de plus en plus béants ; un système qui s’effilochera et finira par désespérer tout le monde.

Je sais que cette question s’est posée au sein du Livre blanc ou de l’exécutif : celle de la réorganisation de nos armées en construisant un nouveau système de forces, en fait repenser un modèle qui, pour moi, aurait dû se construire autour d’une force de réaction rapide ou un corps expéditionnaire où la France peut intervenir en autonomie stratégique totale - je rappelle que sans les américains nous n’aurions pu mener l’opération en Lybie et au Mali – donc, construire un corps expéditionnaire où on peut intervenir seul dans une opération type Mali et ensuite accepter comme les autres pays européens de fournir des briques capacitaires en fonction des besoins de la coalition internationale à laquelle nous participons puisque le cadre de nos interventions  est en  général celui-là.. C’est ce schéma qu’il nous aurait fallu construire plutôt que de continuer à saupoudrer des moyens pour continuer à nous bercer d’illusions.

Mon second reproche a trait au nucléaire. Je sais que suis souvent seul - quoique de moins en moins -  sur ce sujet car c’est un sujet tabou. C’est le grand silence car comme toujours les nucléocrates, voire les  nucléopathes, nous disent qu’il ne faut surtout rien changer et surtout rien toucher.

 Je connais les arguments par cœur : « de toute façon l’aérien a été payé et donc non seulement il n’y a rien à gratter côté nucléaire et en plus on mettrait en péril la construction de notre dissuasion ».  L’argument des moyens est un argument fallacieux. Oui notre composante aérienne vient d’être modernisée. Oui on a supprimé un escadron, mais tout le monde oublie de dire que tout cela a un coût d’entretien, de fonctionnement et qu’il faut en permanence alimenter les bureaux d’études, le CEA et les industriels pour maintenir les équipes. C’est au moins plusieurs centaines de millions d’euros par an. 

J’ajoute à cela ce que tout le monde omet de dire que la période 2017-2019 sera marquée par le lancement de la rénovation de la composante sous-marine et qu’il faudra augmenter les crédits consacrés à la dissuasion d’environ 10% par an à partir de 2016, ce qui nous amènera à un déséquilibre des moyens entre les forces conventionnelles et les forces de dissuasion.

Car bien entendu personne n’imagine que le budget de la défense augmentera de façon significative dans les prochaines années . Cette construction n’est pas tenable  puisque la projection des courbes conduira la France à consacrer 30% de ses crédits d’équipement à la dissuasion. Un nucléaire hypertrophié, des forces conventionnelles sous-équipées pour lesquelles l’effort que la Nation y consacre représentera pas plus de 0,8 % du PIB ! Pour tous ceux qui ont toujours vécu comme un renoncement la faiblesse des moyens accordés par l’Allemagne à ses forces armées, ce sera beaucoup moins que nos amis allemands, autant dire pour tous ceux qui connaissent un peu la défense, le symbole du cauchemar absolu !

Donc si j’ai bien compris on ne touche à rien comme si tout était immuable alors qu’il est évident que la France devra, malheureusement,- et je dis bien malheureusement - finir par regarder avec lucidité sa situation : oui, elle ne peut plus s’offrir ceinture et bretelles.

 La deuxième question trop longue pour être évoquer en quelques secondes dans cet hémicycle qui est un lieu public, est celle bien entendu, de la nécessité de maintenir deux composantes pour assurer notre sécurité et notre souveraineté. Quelques questions seulement : Les Anglais se sentent-ils tant en danger avec une seule composante ? Compte-tenu des évolutions techniques sur notre dissuasion, dans quel schéma de crise une seule composante ne suffirait pas pour nous protéger de toute agression contre nos intérêts vitaux ? Quelle composante et selon quelle modalité nos intérêts vitaux et notre indépendance  sont garantis par une menace étatique grave ? Voilà des questions qu’il me semble devoir être, au moins posées !

François Mitterand, cela va vous faire plaisir, avait su supprimer la composante terrestre. Combien de discours a-t-on entendu à l’époque  pour dénoncer cette décision qui remettait en cause  la protection  des intérêts vitaux de la France selon ses pourfendeurs ? Je vous invite à lire les discours de l’époque. On en rirait aujourd’hui.

Mais derrière tout cela il y a un élément qui relève de la mystique de la fonction présidentielle : le nucléaire en fait partie et il faut donc beaucoup de force pour qu’un chef de l’Etat soit capable d’affronter les éternels défenseurs de l’immobilisme, force que François Hollande n’a pas. 

-     Mon troisième et dernier reproche concerne les restructurations annoncées. Annoncées ou plutôt susurrées car à cause des élections municipales bien sûr tout cela n’est annoncé qu’au compte-goutte. Evidemment, c’est l’inverse qu’il aurait fallu faire : présenter le plan complet de réorganisation de nos structures et de nos implantations afin de permettre aux personnels et leurs familles de pouvoir s’y préparer avec un préavis beaucoup plus long ; c’est au moins ce qu’ils sont légitimement en droit d’exiger de vous; permettre aussi au ministère de la défense d’engager un dialogue nourri avec les collectivités locales pour la reconversion des sites. Et enfin, l’annonce d’un plan global aurait l’immense avantage de donner un sens à une réorganisation qui sinon,  finira par n’apparaître,  comme qu’ une succession de mesures sans cohérence d’ensemble. 

J’ajoute enfin que ces réorganisations doivent être conduites avec un plan d’amélioration de la condition du personnel, grand oublié de l’histoire.

En résumé, arrêtons de raconter que le maintien purement optique des crédits suffit. Il nous manque 30 à 40 milliards de budget d’équipement par rapport à ce qui avait été prévu en 2008. On ne peut plus réorganiser notre défense par une espèce de réduction homothétique de nos forces, en quelque sorte proportionnelle aux réductions budgétaires.

La France avait besoin d’une loi de programmation qui refonde notre système de forces, pour lui redonner une cohérence d’ensemble.

Cette loi de programmation est donc  un rendez-vous manqué.

Voilà pourquoi je voterai contre cette loi de programmation militaire.

Je vous remercie.

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