31.07.2015

"Crise agricole : une situation d’urgence qui réclame des solutions pérennes" par Hervé Morin

Un seul souvenir personnel résume la situation : au début des années 80, mon père vendait ses bovins plus cher qu'on ne les vend aujourd’hui alors qu'en 30 ans, l’indice des prix à la consommation a doublé, les contraintes environnementales s'étant considérablement accrues et les coûts de production sur certains facteurs s'étant envolés.

La crise est d'autant plus grave qu'une crise de la viande bovine a été percutée par une crise conjoncturelle et structurelle de la production laitière. La détresse des paysans est celle d'hommes et de femmes révoltés ne pouvant pas obtenir un smic alors qu'ils travaillent 365 jours par an avec une trésorerie exsangue les menant pour nombre d'entre eux au bord de la faillite.

Au-delà de la détresse humaine, cette situation est d'autant plus ubuesque qu'elle conduit la France à laminer un potentiel de production dont on sait qu'il sera un atout considérable à l'horizon de 20 ans pour nourrir deux milliards de terriens qui accéderont au même pouvoir d'achat que nous et auront un même besoin de consommation. 

Cette situation est également absurde lorsque les ravages sur l'élevage amène à « retourner » tous les champs qui peuvent devenir labourables au détriment de notre environnement, de nos paysages et en contradiction avec la nouvelle politique agricole commune. Pour reprendre une jolie formule d'un ami paysan voisin, « face à une crise qui dure depuis si longtemps, il est devenu idéologique de labourer les terres, même les moins propices à ce type d'exploitation ». 

En ce qui concerne la crise de la production laitière, l'analyse est simple : 

Elle est conjoncturelle car l’embargo russe a totalement déstabilisé le marché puisque le lait allemand (250 000 tonnes de fromages n’ont plus preneur) est acheté à moindre prix par les centrales.

Elle est aussi structurelle, car au-delà d'un prix d'achat du lait inférieur à son prix de production, les éleveurs doivent par ailleurs supporter une volatilité croissante des cours et un écart entre prix élevé et prix faible qui se creuse chaque année de plus en plus. 

Pour la majorité des exploitations, les coûts de production au 1000 litres de lait sont autour de 300 euros quand le prix d’achat est d’environ de 280 euros (il faut bien entendu pondérer selon la qualité du lait livré).

Compte tenu de l'envol du prix des céréales, les coûts de production, notamment de l’alimentation du bétail ont doublé entre 2008 et aujourd’hui (il fallait dépenser en aliment de bétail 80 euros pour 1000 litres de lait en 2008, pour 140 aujourd’hui). Par ailleurs la mise en conformité des élevages et leur modernisation ont amené les éleveurs français à beaucoup investir, les pressions environnementales ayant souvent freiné leur potentiel de production. 

Les mesures prises à la hâte pour répondre à l’urgence d’une crise que le gouvernement n’a pas vu venir, sont certes une bouffée d’oxygène, mais elles repoussent à demain les réformes de structures indispensables pour traiter les véritables problèmes de fond qui notamment sont liés aux déséquilibres de la filière agroalimentaire. 

Tout d’abord, le monde agricole vit sous l’emprise d’un double cartel. 

Le premier est le monopole de la grande distribution, où quatre enseignes représentant plus de 80% de la consommation française font la pluie et le beau temps. 

Le second est la concentration en quelques mains de l’abattage et de la transformation laitière, ces derniers subissant eux-mêmes la pression de la grande distribution. 

Le résultat est que nos éleveurs sont aujourd'hui des pions dans ce rapport de force. 

C'est pourquoi l'urgence est la mise en place d'une transparence des prix et d'un organisme indépendant qui, tous les six mois, serait amené à publier la construction du prix à la consommation car l'histoire de toutes les crises a démontré qu'à chaque fois que les prix baissaient à la production, il y avait toujours un ou plusieurs acteurs pour immédiatement tirer profit de la situation en améliorant ses marges (le plus souvent, la grande distribution). 

Comme la transparence sur les salaires des grands patrons a pu freiner certains abus, seule l’opinion publique est aujourd’hui capable de freiner les excès de la grande distribution ou de certains industriels. Pouvoir pointer du doigt les profiteurs est le meilleur moyen de réguler ces acteurs en situation de monopole, pour qui leur image est un élément clé de leur réussite économique. 

De plus, face à la concentration de l’industrie laitière, il faut favoriser la constitution d’organisations de producteurs suffisamment puissantes pour qu’elles puissent parler de façon plus équilibrée avec les industriels. Le développement des filières courtes et les filières dites de qualité (AOC, AOP,Bio…) sont autant de niches permettant de conserver la valeur ajoutée aux producteurs. 

Pour la viande bovine, il est temps de pointer du doigt notre incapacité à développer notre exportation. On assiste à un phénomène en vérité assez « curieux » où la France se révèle extrêmement mauvaise pour répondre à des appels d’offre comme s 'il y avait un consensus tacite pour ne pas favoriser la hausse des cours... 

Nous savons que l’industrie agroalimentaire française comme toute l'économie française est confrontée à des coûts de production plus élevés que ses concurrents européens (taxes et charges sociales...) mais cela ne suffit pas à expliquer nos insuffisances à l’exportation. De là à vouloir maintenir les prix bas, on finirait par le penser... 

Serait-il par ailleurs indécent de construire un fonds de compensation géré par la profession agricole permettant de garantir un prix plancher aux éleveurs ? L'agriculture française étant un tout et le succès des uns conditionnant la réussite des autres, ce fonds pourrait être financé paritairement par des crédits publics et par un prélèvement sur les céréales au-delà d'un niveau de prix largement suffisant pour assurer un revenu aux exploitations céréalières. Les éleveurs pourraient ainsi être soutenu lorsque leurs coûts de production augmentent brutalement ou lorsqu'ils subissent des variations de cours liées à des chocs exogènes. 

Bien entendu, des politiques régionales peuvent accompagner les efforts de compétitivité et de productivité. C’est pourquoi les régions devraient s'engager plus largement pour favoriser l’amélioration des conditions de production (bâtiments, robots de traite…) et permettre aux agriculteurs de supporter des investissements liés aux contraintes environnementales et normatives.

D'ailleurs il est consternant de constater le retard qu'a pris la France dans la mise en oeuvre du deuxième pilier de la PAC. Faute d'avoir anticipé les nouveaux dispositifs, peu d'exploitations profiteront des MAEC (Mesures Agri-Environnementales Climatiques) qui auraient pu être un complément de revenu non négligeable pour les éleveurs ayant encore des surfaces en herbe significatives. 

A cela s'ajoute le besoin de favoriser les revenus indirects comme ceux liés à la méthanisation. La différence de traitement entre l’Allemagne et la France est absolument insupportable. De tels projets demandent des années d’instruction administrative décourageant la plupart des initiatives quand il faut 12 à 18 mois en Allemagne pour les mener à bien. 

Enfin, l'appel à consommer français peut être mis en œuvre de différentes façons. Il doit d'abord s'appuyer sur une traçabilité améliorée afin que les Français puissent acheter en toute connaissance de cause lorsqu'il s'agit de produits transformés. De plus, les collectivités locales ont un grand rôle à jouer dans leurs appels d'offre en favorisant les filières courtes dans la restauration collective. 

Tous ces sujets, toutes les solutions structurelles et durables doivent être mises sur la table en toute transparence, sans tabou, ni dogmatisme afin de trouver des accords justes et pérennes. 

Pour conclure, la crise grecque et celle de l'euro ont rappelé aux Français à quel point une Europe qui n'est pas intégrée socialement et fiscalement est une Europe en grand danger. La crise agricole en est une autre illustration où l'absence d'harmonisation sociale, fiscale et normative pose plus que jamais avec acuité la question de l'intégration européenne. Il suffit de rappeler que l'absence de salaire minimum en Allemagne dans l'industrie agroalimentaire a donné un avantage compétitif absolument considérable. Et il est d'ailleurs prévu de conserver dans les années prochaines. Faute d'un marché européen suffisamment harmonisé, c'est une des raisons principales qui amène nos agriculteurs comme beaucoup de Français a être attiré par les sirènes du repli sur soi et sur la fermeture des frontières qui sont pourtant mortelles. Raison supplémentaire d'aller vers une Europe fédérale et démocratique... 

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