Votre colloque vient à point nommé alors que les discussions parlementaires concernant la LPM sont en cours et particulièrement intenses. Chacun a pu s’en apercevoir, la question nucléaire est évidemment au cœur de ce débat. Ou plus précisément, à quelques parlementaires, nous la faisons rentrer par la fenêtre, tant certains voudraient justement qu’elle puisse échapper à ce débat de programmation militaire.
Je sais que je suis souvent seul sur ce sujet nucléaire car il constitue un sujet très tabou. Le nucléaire, c’est un peu Le monde du silence de Cousteau car, comme toujours, les « nucléocrates » nous disent qu’il ne faut surtout rien changer et surtout ne rien toucher. En parler, je le sais bien, c’est déjà pour certains rejoindre le camp d’en face, celui des antis ! Ce qui je le précise tout de suite, n’est pas mon intention car je reste un défenseur de la dissuasion nucléaire comme sécurité ultime. C’est dans les modalités qu’il y a débat pas sur le principe. Cette position évolutionniste, j’allais dire cette position centriste, n’est pas facile mais je vous remercie de me permettre de la défendre dans cette enceinte et devant un public de connaisseurs.
Mon sentiment est d’abord que dans un contexte de crise durable de nos finances publiques la question du dimensionnement de notre dissuasion ne peut pas être taboue et notamment, je préfère le dire tout de suite, je m’interroge sur le maintien de sa composante aérienne. Je connais par cœur les arguments de ceux qui refuse ce scenario et plus globalement toute atteinte au budget de la composante nucléaire : « de toute façon l’aérien nucléaire a été payé et donc, non seulement il n’y a rien à gratter côté nucléaire, et en plus on mettrait en péril la cohérence de notre dissuasion ». L’argument des moyens ne me paraît pas pertinent. Oui notre composante aérienne vient d’être modernisée. Oui on a supprimé un escadron, mais tout le monde oublie de dire que tout cela a un coût d’entretien, de fonctionnement et qu’il faut en permanence alimenter les bureaux d’études, le CEA et les industriels pour maintenir les équipes. C’est au moins plusieurs centaines de millions d’euros par an.
J’ajoute à cela que la période 2017-2019 sera marquée par le lancement des études pour rénovation de la composante sous-marine et qu’il faudra du coup augmenter les crédits consacrés à la dissuasion d’environ 10% par an à partir de 2016, ce qui nous amènera à un déséquilibre des moyens entre les forces conventionnelles et les forces de dissuasion. Cette construction n’est pas tenable puisque la projection des courbes conduira la France à consacrer 30% de ses crédits d’équipement à la dissuasion. Un nucléaire hypertrophié, des forces conventionnelles sous-équipées pour lesquelles l’effort que la Nation y consacre représentera pas plus de 0,8 % du PIB ! Pour tous ceux qui ont toujours vécu comme un renoncement la faiblesse des moyens accordés par l’Allemagne à ses forces armées, ce sera beaucoup moins que nos amis allemands, autant dire pour tous ceux qui connaissent un peu la défense, le symbole du cauchemar absolu ! Donc l’heure du choix approche.
Toujours sur ce point du maintien des deux composantes, je me pose et je vous pose cette question : compte-tenu des évolutions techniques, quel est le schéma de crise où une seule composante ne suffirait pas pour garantir nos intérêts vitaux ? Les Anglais se sentent-ils plus vulnérables avec une seule composante ? Voilà des questions que l’on peut au moins poser me semble-t-il !
Sur ce sujet compliqué il me semble impératif de revenir au fondement de la théorie de dissuasion et se demander honnêtement si le fait ou pas de n’avoir qu’une seule composante remettrait en cause LA Doctrine. La dissuasion nucléaire, je le rappelle, s’appuie sur deux principes fondamentaux : l’incertitude, d’une part, la foudroyance, d’autre part.
L’incertitude, c’est l’incertitude pour un ennemi de notre appréciation de nos intérêts vitaux et du seuil de déclenchement, l’incertitude sur les objectifs visés, l’incertitude sur la force et la provenance de la frappe.
La foudroyance, c’est la certitude pour ce même agresseur d’une réaction certaine, immédiate, dévastatrice et disproportionnée par rapport à l’enjeu de nos intérêts vitaux. Quiconque franchit le rempart est aussitôt anéanti.
Ne disposer d’une seule composante, notre composante océanique, peut-il réduire l’incertitude sur notre détermination et sur notre appréciation de nos intérêts vitaux ? Je ne le crois pas.
Ne disposer que d’une seule composante, remet-il en cause notre capacité de foudroyer l’ennemi ? A mon sens pas davantage.
La seule composante océanique suffit à condition bien sûr d’en assurer la disponibilité permanente, l’invulnérabilité, et l’immédiateté d’une exécution strictement conforme à la décision suprême ce qui implique la qualité et l’efficacité du contrôle gouvernemental.
François Mitterrand avait supprimé la composante terrestre. Combien de discours a-t-on entendu à l’époque pour dénoncer cette décision qui remettait en cause la protection des intérêts vitaux de la France selon ses pourfendeurs ? Je vous invite à lire les discours de l’époque. On en rirait aujourd’hui.
Le nucléaire, vous le savez tous, fait partie de la mystique de la fonction présidentielle et il faut donc beaucoup de force pour qu’un chef de l’Etat soit capable d’affronter les éternels défenseurs de l’immobilisme. François Mitterrand et Jacques Chirac l’ont fait. François Hollande le fera-t-il ? Malheureusement non, car il est trop faible.
Le second sujet que je voulais aborder avec vous et corollaire de notre dissuasion nucléaire est un autre sujet qui me tient à cœur : l’Europe de la Défense. Il me tient à cœur mais en même temps il est totalement sous anesthésie. Lybie, Mali, Centrafrique, chaque fois aucune présence de l’Europe sur nos écrans radars, pas même une voix unifiée à s’exprimer. Pourtant nous avons le devoir de nous projeter dans l’avenir, avenir qui est celui de nos enfants. Comment imaginer l’Europe en 2050 sans une Europe de la Défense ? Je veux parler évidemment d’une Europe qu’on écoute, d’une Europe dont la voix porte, d’une Europe audible avec ses 600 ou 700 millions d’habitants dans un monde qui en devrait en compter environ 9 milliards. Cette voix ne saura se faire entendre que si elle se fait respecter en défendant ses intérêts. Pour cela elle devra s’appuyer sur des instruments de puissance, une diplomatie et une défense. Nous avons échoué à la lancer, c’est clair. Faut-il pour autant renoncer ? Non bien sûr car quelle serait donc l’alternative ? C’est le propre du politique comme du soldat de reprendre son paquetage et de repartir de l’avant. La crise ne nous aide pas. Elle attise le doute qui suscite perte de confiance et repli sur soi. Alors que précisément il faudrait une vision collective et de long terme, alors qu’il faudrait avoir la tête droite, les yeux ouverts et le regard responsable fixé sur l’horizon. Je parle de cette Europe de la Défense parce que j’ai vu les hochements de tête de certains quand je parlais de l’Otan. On se souvient des paroles du général de Gaulle dans une note de 1961 : « l’Otan, c’est la défense de l’Europe par les Américains » ! Alors si nous voulons que l’Europe soit défendue par les Européens parce que nous pensons –et je le pense- que notre modèle vaut la peine d’être défendu et promu, alors il faut remettre en route l’Europe de la défense et y intégrer le sujet nucléaire.
Que partagerions-nous en matière de dissuasion? Les Français y seront-ils prêts ? J’ai relu ce que disait François Mitterrand en 1994, juste après Maastricht donc. « L'arme nucléaire française n'est pas à la disposition de tout le monde ou des autres. Elle dépend de la seule décision française. C'est peut-être une vue un peu étroite mais, pour le temps qui vient, c'est la seule définition que je reconnaisse. Dans d'autres temps, ceux qui bâtiront l'Europe ou qui continueront cette construction, pourront examiner, si l'évolution politique le permet, de quelle façon cet armement ou son utilisation pourraient être partagés ». Je ne le fais pas aujourd’hui moi non plus mais ne l’excluons pas pour l’avenir, disait-il.
Et Jacques Chirac ? Relisons-le aussi. Nous sommes le 19 janvier 2006, à l'Ile Longue. « Le développement de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense, l'imbrication croissante des intérêts des pays de l'Union européenne, la solidarité qui existe désormais entre eux, font de la dissuasion nucléaire française, par sa seule existence, un élément incontournable de la sécurité du continent européen. En 1995, la France avait émis l'idée ambitieuse d'une dissuasion concertée afin d'initier une réflexion européenne sur le sujet. Ma conviction demeure que nous devrons, le moment venu, nous poser la question d'une défense commune, qui tiendrait compte des forces de dissuasion existantes, dans la perspective d'une Europe forte, responsable de sa sécurité ».
Enfin, le 21 mars 2008, c’est Cherbourg, j’y étais comme ministre de la défense quand Nicolas Sarkozy prononça ces mots : « S'agissant de l'Europe, c'est un fait, les forces nucléaires françaises, par leur seule existence, sont un élément clef de sa sécurité. Un agresseur qui songerait à mettre en cause l'Europe doit en être conscient. Notre engagement pour la sécurité de nos partenaires européens est l'expression naturelle de notre union toujours plus étroite. Tirons-en, ensemble, toutes les conséquences logiques : je propose d'engager avec ceux de nos partenaires européens qui le souhaiteraient, un dialogue ouvert sur le rôle de la dissuasion et sa contribution à notre sécurité commune ».
Les discours de L’Ile Longue et de Cherbourg sont restés sans écho mais ils ont compté. Il est temps de prendre acte que nos intérêts vitaux sont aujourd’hui à l’échelle de l’Europe et de reformuler l’offre à notre union et notre alliance. Le coût de cette dissuasion nucléaire en proportion de notre outil conventionnel l’appelle. L’heure du choix approche, d’autant plus que la plus grande incertitude règne à mon sens sur les risques liés à la prolifération nucléaire.
Pour être bref, je suis intimement convaincu que le TNP correspond au monde ancien et qu’au fur et à mesure que les puissances régionales émergeront sur la surface de la planète, la non-prolifération deviendra impossible.
Comment interdire à des puissances régionales plus riches, plus prospères et plus influentes que les anciennes puissances d’accéder à l’arme nucléaire quand, nous même, nous défendons l’idée que la dissuasion est la pierre angulaire de notre indépendance et la défense de nos intérêts vitaux ?
Comment la communauté internationale peut-elle continuer d’interdire par tous les moyens l’arme nucléaire à un pays lorsque d’autres continuent à moderniser leur arsenal nucléaire ? Ce qui est une forme de prolifération.
J’ai encore en mémoire les discours très tranchés d’un certain nombre de dirigeants de pays du Proche et du Moyen Orient, et de leur résolution de se doter de l’arme nucléaire si l’Iran y parvenait. Ces propos ne sont pas des paroles en l’air ou des gesticulations : il y a, et il y aura de plus en plus dans le monde d’Etats dotés de communautés scientifiques suffisamment puissantes pour que le nucléaire finisse par se disséminer progressivement sur notre planète au cours du XXIesiècle.
J’ajoute, même si je n’ai pas le temps de développer, que notre théorie de dissuasion souffre d’un certain nombre de contradictions.
Dans un contexte de guerre froide, la stratégie du faible au fort, et du concept de non-emploi se mariaient dans une belle logique. Mais dans une stratégie inverse, du fort au faible, dans un contexte où on développe une arme d’ultime avertissement, quand on procède à des programmes de miniaturisation, on voit bien que l’arme nucléaire tend à sortir du concept de non-emploi pour aller doucement mais surement vers le concept d’emploi.
J’ajoute que personne ne peut légitimement considérer que notre rayonnement international ou notre influence politique, ou même notre présence au Conseil de sécurité nous imposent de préserver notre arme nucléaire. Sinon d’ailleurs pourquoi appelons-nous de nos vœux à la présence dans ce même Conseil de sécurité des Nations qui n’ont que des forces conventionnelles.
Bien entendu, tout cela ne doit pas se faire naïvement, mais il y aurait, à coup sûr, pour la France et pour l’Europe un beau message de paix et de préservation de l’humanité face à l’horreur de l’hiver nucléaire, que de porter l’abolition de l’arme nucléaire, en mettant face à leurs responsabilités les deux grandes puissances qui, à elles seules, disposent de 90 % de l’arsenal nucléaire mondial, c’est-à-dire la Russie et les Etats-Unis. Bien entendu, il serait irresponsable de nous désarmer unilatéralement. Mais soyons les ardents défenseurs de la suppression des arsenaux nucléaires dans le monde. Nous ne sommes pas forcément dans l’utopie totale, dans la mesure où Barack OBAMA a déjà tenu des propos en ce sens.
Tout n’est donc pas perdu pour l’humanité, surtout si elle sait enfanter d’autres Mandela.
Je vous remercie.