24.04.2014

17e forum international du magazine Réalités à Hammamet : discours d'Hervé Morin

Monsieur le Président, 

Messieurs les Ministres,

Messieurs les Ambassadeurs,

Mesdames et Messieurs,

J’aimerais tout d’abord vous dire l’honneur et le bonheur que j’ai d’intervenir devant vous aujourd’hui : 

- l’honneur parce que je sais l’importance de votre Forum dans le monde arabe, la qualité de vos réflexions, la pertinence de vos analyses ; 

- le bonheur parce que de la même manière qu’un tunisien se sent toujours chez lui en France, un Français se sent aussi chez lui en Tunisie. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », disait Montaigne en évoquant son amitié avec La Boétie. « Parce que c’était nous, parce que c’était eux ! », ai-je envie de dire à mon tour pour évoquer l’amitié franco tunisienne.

Honneur, bonheur mais, si vous me le permettez aussi, gravité et émotion. Gravité et émotion parce que c’est ici en Tunisie que tout a commencé, le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, avec l’immolation d’un jeune marchand de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi. 

Il incarne la Révolution de janvier 2011.

Nous avons eu Jan Palach s’immolant place Venceslas en janvier 1969 pour protester contre la répression du Printemps de Prague par l’Armée rouge. 

Le Printemps arabe aura Mohamed Bouazizi dont le geste inaugure et symbolise la « Révolution du Jasmin » dont, Monsieur le Président, Cher Taieb, vous nous invitez justement, à dresser un premier bilan. 

A ce sujet, Mesdames et messieurs, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Voulez-vous que je commence par la bonne ou par la mauvaise ?

Naturellement,  je commence toujours par la mauvaise pour ne pas gâcher la bonne ! C’est mon côté judéo-chrétien. 

Le bilan du « Printemps arabe », c’est tout d’abord un bilan économique catastrophique dans chacun des pays concernés. Prenons le seul cas de la Tunisie. Il est édifiant :

  • le taux de croissance annuel est tombé à 1,3% alors qu’il avoisinait les 6,7% avant la Révolution ;
  • l’inflation augmente à un taux annuel de 6,4% ;
  • l’activité touristique a diminué de 40% ;
  • le poids de la dette sur le PIB et le déficit augmente (désormais 7%) ;
  • le taux de pauvreté est encore très élevé et il touche encore 15% de la population tunisienne ;
  • le chômage inexorablement élevé : 25% dans certaines parties du territoire tunisien ou affectant plus de 30% des jeunes diplômes …
  • la déclaration de l’état de faillite de la Tunisie caractérisée, entre autre, par le risque de carence de paiement de ses fonctionnaires aggravée par les conditions et l’efficacité de l’aide des bailleurs de fonds (FMI, Banque mondiale)…

Bref, tous les voyants économiques sont passés au rouge en trois ans, mettant en exergue deux autres réalités qui obèrent le redécollage économique de la Tunisie : la fuite des capitaux, l’augmentation de l’économie informelle.

C’était la mauvaise nouvelle. Voici maintenant la bonne !

La bonne, la très bonne si j’ose dire : c’est la promulgation de la nouvelle constitution tunisienne, le 10 février dernier ; et ce sont aussi les espoirs suscités par le nouveau gouvernement, sous l’égide Medhi Jomaa. 

En résumé donc, une situation économique incertaine mais des perspectives politiques et institutionnelles réjouissantes qui nous permettent de penser que les Tunisiens vont désormais pouvoir se consacrer à la restauration de leur économie. 

Les révolutions arabes ont constitué, un immense espoir chez vous et, vous le savez,  une immense sympathie chez nous. Cette sympathie est retombée, vous le savez aussi, et elle a même parfois laissé place à l’inquiétude, voire chez les plus cyniques au regret, mais rien n’est irréversible. C’est pourquoi il est capital que les deux rives de la Méditerranée s’unissent. Et pour s’unir il faut se connaître, mais aussi se découvrir des points communs.  

Précisément, les transitions démocratiques peuvent être un moteur à l’intégration méditerranéenne par leurs caractéristiques communes avec l’Europe, et je parle de toute l’Europe, des pays qui se sont libérés du joug soviétique comme de ceux - le Portugal, l’Espagne, la Grèce, qui ont connu le fascisme et les dictatures, il n’y a pas si longtemps. 

Besoin de dignité ou de reconnaissance, volonté de liberté, respect des droits de l’homme. Oui, tout indique que les ressemblances entre les deux rives peuvent l’emporter sur les dissemblances.

Alors comment renforcer notre union ?

D’abord par la sécurisation de l’espace Euro-Méditerranée qui est, selon moi, le préalable nécessaire à la création d’une zone de libre échange économique

Pourquoi vous dis-je cela ? A l’occasion du sommet de Paris de juillet 2008, vous vous souvenez sans doute que les chefs d’Etats et de gouvernement avaient affirmé leur ambition de bâtir un avenir de paix et de prospérité partagée dans toute la région. 

Paix et prospérité, j’insiste sur ce point.

Je crois en effet que la création d’« une zone de libre-échange approfondie dans la région euro-méditerranée » ne peut être envisagée sans l’établissement préalable de conditions de sécurité favorables à une croissance et à une dynamique économique équitablement partagée.  

Sinon nous sommes dans le déni de réalité en voulant rapprocher des mondes beaucoup trop différents démocratiquement, économiquement, socialement. 

La situation économique que j’évoquais tout à l’heure rend les choses plus difficiles mais, d’un autre côté, la démocratie, un même idéal d’une société juste et innovante nous rapprochent à présent. Et ça, c’est essentiel.

J’ai, du reste, pu constater, dans mes précédentes fonctions ministérielles, la volonté de l’Union Européenne de mener cette indispensable politique d’intégration régionale vis-à-vis des pays du sud de la Méditerranée.

Notre proximité géographique, nos affinités historiques et culturelles, les questions liées aux flux migratoires, font de l’Euro-méditerranée un enjeu géopolitique majeur pour la France, bien sûr, mais pour l’Europe aussi, ou tout du moins ça devrait l’être, car il ne l’est jamais assez.

Donc 1, sécuriser notre espace commun politiquement, économiquement, socialement. Mais 2, assurer la compatibilité de nos cultures. Et à tout le moins faire qu’elles se rapprochent et surtout pas qu’elles s’éloignent.

 

Et je veux parler bien sûr de la relation entre Islam et Occident, entre Islam et démocratie, entre Islam et modernité.

Deux questions : 

- l’Islam est un dénominateur commun par lequel on entend représenter l’ensemble du monde musulman malgré, en fait, sa diversité ; 

- l’Islam est un concept générique, dans lequel l’imaginaire historique occidental fait converger plusieurs inconscients, et notamment celui d’une « société dans laquelle la vie politique et la vie civile sont réglées par les normes coraniques ».

Or qu’est-ce que la Modernité dans laquelle s’inscrit la Tunisie depuis la période Bourguiba : une « société fondée sur le droit humain et non pas sur le droit divin, sur l’égalité juridique et sur l’égalité d’accès à la représentation politique ». 

Et, si les pays arabo-musulmans doivent faire face aux problèmes découlant parfois de l’absence de Modernité - entendue comme affirmation du droit individuel et de la démocratie - l’Occident souffre lui, au contraire, d’un excès de modernité, si je puis dire. 

Vitesse et immédiateté qui efface l’avenir, repli de l’individu sur lui même, anémie des réflexes collectifs, manque d’un modèle sociétal chez les jeunes : voilà les nouveaux problèmes d’une société qui se définit comme postmoderne. 

 Pas assez d’un côté et trop de l’autre. Problème pour votre « Soi » et problème pour notre « Nous ».

Le choix est très clair. Il y a sur la rive sud ceux qui prônent « la modernisation de l’Islam », insistant sur la nature civile de l’Etat et une prise en compte du fait laïc au sein même des sociétés arabo-musulmanes. Et il y a ceux, qui au contraire, revendiquent « l’islamisation de la modernité », à l’instar de nombreux mouvements musulmans notamment radicaux, revendiquent ouvertement une prise en main de la Respublica sous le seul prisme religieux.

La difficile gestation de la Constitution, d’ailleurs, en témoigne.

Voilà, à mon sens, l’équation qui est la nôtre.

Et, au-delà de ces réalités, il convient aussi de prendre en compte aussi les difficultés à gérer les affaires courantes des partis islamistes arrivées dans la foulée des mouvements révolutionnaires : comme le montre l’exemple des Frères musulmans en Egypte.

Insécurité économique et sociale, pénétration d’influences étrangères, et du coup, ancrage durable du terrorisme dans la région et plus globalement dans son périmètre plus élargi de l’espace sub-saharien : telle est l’environnement stratégique de la proximité et du voisinage auxquels doit faire face la Tunisie aujourd’hui !

 

Vous le savez, de nombreuses menaces pèsent aujourd’hui sur cette région : le terrorisme, bien sûr, et avec lui les trafics de tout type, drogue, traite des êtres humains, contrefaçons. 

Cette criminalité organisée, transnationale, de moins en moins idéologisée, portée par toutes sortes de mafias qui se servent souvent de la religion comme paravent ou comme alibi, menace profondément les fondements de nos démocraties, au Sud comme au Nord.

C’est pourquoi nous devons  nous engager dans un « Objectif global de sécurité » pour la Méditerranée sur la base d’une perspective stratégique commune.

Je suis convaincu que les enjeux de stabilité et de sécurité en Méditerranée ne peuvent plus reposer exclusivement sur les seuls formats de coopération bilatérale.

Ils rendent nécessaire une coopération renforcée des pays riverains de la Méditerranée, afin de créer les conditions d’un climat nouveau et pérenne de solidarités humaines au profit des 25 Etats méditerranéens concernés.

Vous le savez, il existe déjà des initiatives régionales, que vous allez évoquer au cours de vos travaux, qui  apportent des réponses à ces enjeux.

L’Union européenne a donné un cadre institutionnel aux relations entre l’Europe et la Méditerranée, en lançant en novembre 1995, l’initiative EUROMED.

Je l’ai déjà évoqué, l’ancien Président de la République, Nicolas Sarkozy avait souhaité la réunion des Etats de cette zone autour de projets concrets d’intérêt commun, dans le cadre de « l’Union pour la Méditerranée », lancée sous la présidence française de l’UE en 2008.

Vous le savez, en parallèle, la France, avait également pleinement ré-intégrée le Commandement militaire de l’Alliance, participant aussi au Dialogue méditerranéen (DM), lancé par l’OTAN en 1994 (qui regroupe 7 pays de la région méditerranéenne - l’Algérie, l’Egypte, Israël, la Jordanie, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie) qui vise à renforcer une approche politico-militaire de coopération.

Enfin, je voudrai évoquer l’approche sécuritaire plus « globale » à laquelle j’avais contribué comme ministre de la défense, dans le cadre de la formule du dialogue "5 + 5 " lancée en 2004 entre dix pays méditerranéens (l’Algérie, l’Espagne, la France, l’Italie, la Libye, Malte, le Maroc, la Mauritanie, le Portugal et la Tunisie).

En faisant ainsi la promotion d’une coopération pratique dans les domaines d’intérêt commun de défense et de sécurité, le « 5+5 » dans ses volets « défense, sécurité, affaires étrangères, justice », devant favoriser l’émergence d’un lieu unique de partage d’expériences. 

Dommage que tout cela soit aujourd’hui aussi poussif avec aussi peu d’ambition.

La Création d’un centre méditerranéen de protection civile, visant à la prévention, des catastrophes naturelles, tout comme l’installation à Tunis du Centre EuroMed de Recherche et d’Etude Stratégique (CEMRES, crée à l’initiative de la France et de la Tunisie en janvier 2009) sont ainsi quelques éléments porteurs d’espoir, qui répondent en écho aux besoins de faire front de concert aux insécurités communes qui pèsent sur les citoyens méditerranéens.

Pour être efficace, toutes ces initiatives visant à créer un espace solidaire de coopération doivent, néanmoins, être considérées comme autre chose que des éléments constitutifs d’espaces permettant de simples accords de libre circulation des marchandises : il s’agit, bel et bien, pour moi, de bâtir, in fine, un ensemble régional régulé, prospère et serein, qui fait écho au fameux « Continent liquide » d’Alfred Siegfried.

Toutes ces réalisations, ces interrogations, ces inquiétudes au Sud justifient, en outre, la prise de conscience quant à l’importance d’élargir la région méditerranéenne à ses confins méridionaux et orientaux, hélas perturbé par la mal-gouvernance et l’installation du terrorisme djihadiste. 

Je veux bien évidemment  parler du Sahel.

Je plaide devant vous pour un continuum stratégique EurAfricain entre peuples, cultures, langues et traditions, de part et d’autre du Sahara, comme de la Méditerranée.

Aujourd'hui, la perception moderne du Sahel révèle un espace géopolitique à part entière, une région de plein exercice, que ce soit aux plans socioéconomiques et ethnoculturels, une région au sein de laquelle les enjeux de sécurité et de défense sont unanimement considérés comme primordiaux. 

Ils justifient la prise de conscience d’une région sahélienne et d’un espace méditerranéen, tous deux carrefours, plutôt que lignes de fracture, entre peuples, cultures, langues et traditions à la fois convergentes et complémentaires.

L’actualité des derniers mois vient ainsi rappeler l’importance des coopérations multilatérales en Afrique du Nord et en Afrique de l’Ouest, gages de cohésion et de stabilité, qui demeurent consubstantielles de la réussite du dessein méditerranéen de l’Europe.

Il convient de réaffirmer l’importance pour l’Union européenne d’investir dans une politique méridionale ambitieuse, gage de paix, de sécurité et de développement durable au sein de notre espace commun. 

Ce qui nous renvoie aujourd’hui aux débats des élections européennes, puisque cette idée sous entendrait la constitution d’une puissante politique étrangère européenne, dont le corollaire devrait être le développement durable et le co-développement, et la gestion des flux migratoires.  

C’est pourquoi, à mes yeux, la réussite de la transformation politique de la Tunisie, dans ce contexte d’instabilité régionale et de délitement des institutions de ses voisins - il suffit de penser à la Lybie - est un élément central, fondamental, primordial...

Vous représentez l’espoir, vous êtes un exemple au sein du monde arabo-musulman : « la lumière au fond du tunnel en quelque sorte ». 

Votre combat pour les libertés fondamentales donne ainsi davantage de sens à la capacité du monde arabo-musulman de constituer son propre modèle démocratique.

Cette réalité vous donne une responsabilité immense pour le Maghreb, le Machreck et l’Europe ; et ce qui justifie, en retour, que l’Europe confirme  enfin l’obtention du statut avancé, justifié par cette réalité : 80% des flux commerciaux de la Tunisie se fait déjà en direction de l’UE.

« La Méditerranée n’est pas notre passé, elle est notre futur » : c’est un beau slogan pour rappeler le rôle tout aussi fondamental de la France et de l’Europe. 

La France demeure ainsi le lieu incontournable, incontestable et pérenne du dialogue euro-méditerranéen, avec tout ce que cela implique en matière de solidarité économique, de réflexion intellectuelle et de convergence politique.

Sa responsabilité est immense pour que la Méditerranée qui relie et unit peuples, cultures et traditions pluri-millénaires, reste un point cardinal pour la stabilité, la paix et la construction de relations internationales, au premier lieu desquelles la relation Nord-Sud, à reconsidérer sur des bases plus équilibrées. 

L’espace méditerranéen, comme son voisinage sahélo-saharien- sont-ils promis aux démons de la fragmentation et de la régression, comme l’affirment certains ? Ce n’est pas mon sentiment.  

« Le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté », écrivait le philosophe Alain. 

Cette volonté, tous ici vous l’incarnez, alors mon optimisme pour l’avenir de notre espace commun et de notre amitié sera total !

Je vous remercie.

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