Dans une tribune accordée au journal Le Monde, Hervé Morin, ancien ministre de la Défense, met en garde sur les conséquences qu'aurait une remise en cause de l'OTAN et invite à la faire "évoluer en profondeur."
TRIBUNE
Il faut une nouvelle alliance stratégique pour l'Europe
Quel que soit l'éloignement progressif américain, l'Europe bénéficie encore de la protection de la première puissance militaire du monde, dont on peut considérer que les foucades de Donald Trump constituent tout de même une parenthèse, espérons-le, la plus courte possible.
Les États-Unis, depuis Obama, ne veulent plus être les seuls gendarmes du monde, mais la question est d'abord l'effrayant renoncement de l'Europe à assurer pour elle-même sa propre sécurité. Depuis combien d'années les présidents américains successifs réclament-ils dans le vide le partage du fardeau ?
L'Alliance a assuré la sécurité des anciens pays du pacte de Varsovie ; et ils y tiennent encore beaucoup. Ils y tiennent d'autant plus qu'ils constatent chaque jour la pusillanimité des Européens de l'Ouest. Une Allemagne qui ne veut pas être puissance. La Géorgie puis l'Ukraine sont là pour leur rappeler que le parapluie otanien garantit malgré tout une réelle protection, car on imagine mal la Russie prendre le risque d'envahir un pays membre de l'Otan. Comment réagirions-nous ? Personne ne le sait en effet, mais c'est cette possibilité d'agir, cette incertitude - à travers l'article 5 - qui constitue aussi une protection.
Du reste, le seul fait de remettre en cause l'Otan fait reculer la construction de l'Europe de la défense, tant nos partenaires ne veulent donner aucun signe qui pourrait porter clairement le sentiment de lâcher la proie (l'Otan) pour l'ombre pâlotte (l'Europe).
Alors que se tient le sommet de l'Otan, à Londres, la parole présidentielle sur l'Europe de la défense brouille, encore une fois, la nécessaire clarté que mérite le débat sur l'autonomie stratégique et globale de l'UE. Elle exaspère encore un peu plus nos partenaires européens et éloigne tout progrès sur la défense européenne.
La « franchise » présidentielle, tendant à remettre en cause les bases de l'alliance qui nous lie de part et d'autre de l'océan Atlantique, ne saurait masquer une réalité qui s'impose à nous : à part l'Otan, aucune autre organisation ne peut aujourd'hui garantir la sécurité collective du continent européen.
Le président Macron semble douter de l'effectivité réelle de l'article 5, qui garantit pourtant la solidarité en cas d'attaque d'un des 29, bientôt 30, membres de l'Otan. Pour autant, dix ans après le traité de Lisbonne, nos partenaires européens manquent encore à l'appel sur le théâtre d'opérations sahélo-saharien, où la France a déjà dû déplorer 38 morts !
L'Europe de la défense passe évidemment par le renforcement des projets déjà sur la table, qui semblent enfin faire consensus (Initiative européenne d'intervention ; Coopération structurée permanente ; fonds européens dédiés aux Opex ; projet de drones, d'avions), mais tout cela manque d'ambitions chiffrées et de mise en oeuvre réelle. Nous multiplions les initiatives, mais pour l'essentiel ce ne sont que des sigles !
L'Europe de la défense existera aussi au-delà de la seule UE. Le président de la République en viendrait-il à oublier, par exemple, les accords de Lancaster House, que j'ai eu l'honneur de porter, en ma qualité de ministre de la Défense de Nicolas Sarkozy. C'est en fait le seul projet ambitieux européen de ces dernières décennies… mais il est bilatéral et interétatique !
C'est précisément, du reste, pour ancrer, solidement et durablement, une nouvelle « architecture de sécurité et de défense » européenne, incluant d'évidence la Russie, qu'il convient de retrouver la voie de « l'équidistance stratégique », nous permettant de parler - en toute crédibilité - comme puissance de médiation et d'équilibre.
Oui, l'Otan doit évoluer en profondeur. Oui, elle doit réaffirmer sa solidarité, s'interroger sur la place de la Turquie, qui ne partage pas les mêmes valeurs que les Européens, engager une planification stratégique intégrant mieux les nouveaux enjeux de sécurité (espace, cybersécurité). Oui, elle doit évoluer en profondeur sur ses relations avec la Russie. Oui, elle doit s'interroger sur le bien-fondé de ses missions et de ses capacités, notamment sur son flanc sud et oriental pour lutter contre le terrorisme. Mais, malheureusement, la condamner comme l'a fait Emmanuel Macron est une erreur, car l'Europe de la défense intégrée n'est voulue par personne sauf par la France.
Par l'expression tonitruante de « mort cérébrale » de l'Otan, le président de la République est le premier chef d'État d'une grande puissance militaire à mettre sur la table des questions qui sont depuis longtemps éludées par peur d'interroger la nature du partenariat américain.
Depuis l'intégration des pays de l'Europe centrale et orientale, et son intervention militaire en Afghanistan, l'Otan est, en fait, tétanisée par peur de l'inconnu que représenterait sa remise en cause profonde dans une période aussi incertaine où les tocades de Trump, les coups de tête de Poutine ou encore les incartades d'Erdogan rythment la scène internationale.
En matière de stabilité du monde, on en serait presque à regretter la chute du mur de Berlin, alors que la nouvelle incertitude stratégique pèse sur l'avenir du continent européen entre l'Otan dont la transformation est trop lente et soumise à l'allié américain et l'Europe puissance inexistante.