Le dossier Alstom, véritable drame potentiel pour Belfort et la Franche-Comté, déjà menacée de désindustrialisation, avec la perte progressive de postes dans l'usine Peugeot de Sochaux, nous choque bien au-delà de son territoire d’ancrage historique. Car, il nous rappelle la dure réalité de la période historique dans laquelle nous vivons, où la mondialisation nous impose ses lois implacables.
Mais, au-delà de l’émotion légitime que crée chez chacun de nous un tel dossier, nous avons un devoir de compréhension en profondeur des principaux enjeux. Sinon, l’opinion publique ne sera que le jouet de manipulateurs en tout genre.
Commençons par le rappel des faits.
Le 7 septembre 2016, la direction d’Alstom fait savoir qu'elle arrêtera, d'ici à 2018, la production de trains sur son site historique de Belfort. Le constructeur français va transférer cette activité, ainsi que l'ingénierie, dans son usine de Reischoffen, dans le Bas-Rhin. Le site franc-comtois ne conservera que 80 postes, les 400 autres salariés se voyant proposer un transfert vers d'autres sites d'Alstom en France. Si le groupe accumule les contrats pour ses usines à l'étranger, il est à la peine dans l'hexagone, où il prévoit une chute de 30 % des commandes d'ici à 2018.
A partir de cette annonce, tout le monde s’emballe et d’abord le gouvernement qui se réveille. En effet, le 8 septembre, Henri Poupard-Lafarge, le PDG d'Alstom - dont l'Etat contrôle 20 % des droits de vote - est convoqué, comme au bon veux temps du capitalisme d’Etat, à Bercy pour s'expliquer sur une annonce jugée « brutale et sans concertation » par le secrétaire d'Etat à l'Industrie, Christophe Sirugue..
Le 12 septembre, à l'issue d'une réunion « de crise » à l'Elysée autour de François Hollande, le Président de la République fixe comme « objectif » le maintien de l'activité du site. L'exécutif va pour cela travailler avec la direction, les syndicats et les élus, mais aussi et surtout avec « l'ensemble de ceux qui, en capacité de passer un certain nombre de commandes en France, peuvent permettre d'assurer le plan de charge », précise le ministre de l'Economie Michel Sapin. « Il est hors de question que le site de Belfort ferme »
Il faut dire que, à quelques mois de l'élection présidentielle, l'annonce de la direction d'Alstom tombe mal pour l'exécutif et en particulier pour le chef de l'Etat, qui se serait bien passé d'avoir à gérer dans l'urgence un nouveau dossier industriel potentiellement explosif, et d'avoir à affronter les critiques de ses adversaires politiques qui pointent l'attentisme de l'Etat dans cette affaire, à l'instar d'Alain Juppé qui s'étonne que les pouvoirs publics aient «l'air de découvrir le problème ».
Cette fois, c’est juré. Le gouvernement, actionnaire dormant du sommeil du juste dans les conseils d’administration de ces dernières années, met les bouchées doubles et assure désormais qu'une solution est en vue pour sauver le site de Belfort. Il s'est donné dix jours pour apporter des réponses. Le miracle va arriver. C’est Noël.
Et si on arrêtait de manipuler les travailleurs et les habitants de Belfort, et au final nous, les citoyens et contribuables français ?
Qui manipule ? Clairement d’abord la direction d’Alstom qui met la pression sur la SNCF et son actionnaire unique l’Etat, et ceci juste avant l'attribution du marché crucial des matériels roulants des RER D et E, où elle n'est pas la mieux placée, et le lancement de celui de 30 rames de train d'équilibre du territoire.
Et visiblement, ça marche ou plutôt ça continue à marcher pour Alstom Transport accoutumé au quasi-monopole de la commande publique française et disposant d'un droit de tirage quasi discrétionnaire sur la SNCF et sur nos autorités organisatrices de transports, auxquelles il impose ses prix et sa gamme, sans concurrence effective.
Qui manipule ? Depuis 10 jours, l’Etat qui veut nous faire croire qu’il peut « inventer » des commandes à passer à Alstom. La réalité est toute autre.
Sur la seule commande bien réelle, celle des RER D et E, Alstom, associé à Bombardier, a un adversaire de taille avec l'espagnol CAF. Ce dernier a d'ailleurs tenu à rappeler que « la concurrence ne doit pas être faussée » avec l'affaire Alstom et que « la notion de préférence nationale est interdite dans les appels d'offres publics ».
Pour le reste, la SNCF n'envisage pas d'autres commandes de TGV que 40 rames de duplex pour son service très grande vitesse Bordeaux-Paris, et les régions peinent financièrement à lever leurs options sur un marché groupé de 1.000 TER Régiolis, verrouillé jusqu'en 2019.
Ni la SNCF, ni les régions, ni les collectivités territoriales, en l'état de leurs finances, ne pourront soutenir durablement les prix et les gammes de matériels d’Alstom en décalage de plus en plus sensible avec des matériels moins coûteux et parfois mieux adaptés, disponibles « sur étagère » en Europe.
Et est-il vraiment d’intérêt général d’imposer un endettement supplémentaire artificiel à la SNCF, déjà fragilisée par un endettement vertigineux proche de 50 milliards d'euros ?
Pour autant, Alstom Transport affiche une santé insolente sur tous les marchés mondiaux. L'entreprise aligne un carnet de commandes record de plus de 30 milliards d'euros et un résultat confortable de 3 milliards d'euros en 2015. Il n'y a donc pas le feu à la maison Alstom.
Mais Alstom met en oeuvre froidement une stratégie de groupe qui consiste à répartir ses charges internationales dans ses usines étrangères et à assigner ses usines françaises à la seule commande publique française.
Le voilà, le cœur du défi que doivent relever ensemble le gouvernement et la direction d’Alstom : impliquer à part entière l'appareil de production national d'Alstom dans ses activités internationales!
Beaucoup moins facile à faire que de faire croire que l’on va une nouvelle fois tordre les bras dociles des PDG de la RATP et de la SNCF, contre l’intérêt général de la nation –contribuables et usagers confondus –
Et si on arrêtait le cinéma, et si on se mettait au boulot, sérieusement.